Mérite Chronique

Il y a quelques jours, alors qu’il fallait remonter les valises de la voiture après plusieurs semaines de vacances, je me suis surprise à avoir cette idée étrange : j’allais m’acquitter de cette tâche et de toutes les autres inhérentes à un retour chez soi avant de « m’accorder cette douche que je mérite ». Je me suis sérieusement dit que je devais « mériter » ma douche, comme une sucrerie qu’on donne à un chihuahua de concours qui a réussi son parcours dans les tunnels en synthétique… J’avais bien dit que c’était étrange.

Ça a même recommencé le lendemain, quand Le Mâle m’a gentiment proposé de me laisser profiter du calme du matin quand lui se coltinerait l’inévitable passage chez Monop’ pour redonner à notre frigo des airs de garde-manger. Alors qu’il n’a jamais même laissé penser qu’il y avait un sous-entendu (et heureusement, sinon, il ne ferait partie ni de cette chronique ni de ma vie), je me suis autorisé un moment de répit seulement une fois que j’avais briqué la cuisine. Je ne me voyais pas profiter de ce moment sans avoir d’abord agi pour le « mériter ».

Elle est étrange cette notion de mérite. Qu’on l’aborde pour parler d’une augmentation après avoir travaillé comme un bourrin toute l’année, de l’achat d’une maison, d’un bijou ou d’une paire de chaussures dans cette fameuse boutique de Carnaby Street, pourquoi pas ? Mais pour une douche ou un énième épisode d’une énième rediffusion de Friends le temps d’un thé un samedi matin ? Comme si tous les petits plaisirs devaient d’abord être « gagnés » ? (Je tiens ici à apporter une précision qui semble utile : oui je parle là d’une douche comme d’une récompense mais parce qu’elle faisait suite à un trajet en voiture pas si long, qu’elle n’était pas complètement nécessaire étant donné que je n’étais pas sale non plus. Tout ça pour dire que la douche est quotidienne chez moi, sans que ce soit une question. Merci de ne pas interroger mon rapport à l’hygiène corporelle.)

En plus, ça marche, et généralement de façon encore plus exacerbée, aussi avec le penchant négatif. Dès qu’il t’arrive une merde, tu te dis que tu l’as certainement méritée. Tu perds un client que tu sais depuis le début être un relou gonflé à la mauvaise foi, tu te dis que tu aurais pu travailler plus, mieux, la nuit et le week-end. Tu le mérites… Mais ça, à la limite, ça peut presque s’entendre. Là où ça me parait plus difficile, c’est quand tu justifies quelque chose d’horrible auquel tu ne peux rien par une de tes mauvaises actions sans rapport (et tout le monde en a, nous ne sommes pas des saints. Sauf les All Saints peut-être…) que je suis mal à l’aise avec l’idée du « mérite ».

Évidemment, c’est le bon moment pour balancer l’excuse de l’éducation et la culture aux notes judéo-chrétiennes. Tu dois te sacrifier avant de pouvoir profiter et tout ce qui t’arrive de mauvais est une épreuve mais bon soyons sérieux, j’ai plus de 35 ans, il serait temps de ne plus tout remettre sur le dos du reste du monde. D’autres appelleraient ça le karma. Tu gagnes des points au fur et à mesure de tes bonnes actions, tu en perds quand tu grilles un feu rouge ou quand tu trouves une excuse bidon pour ne pas aller voir ce film roumain sur une veuve unijambiste. Pourquoi pas après tout, si ça aide certains à bien se comporter.

Mais ce qui me gêne en fait dans toute cette histoire, c’est qu’au fond, même si mets ça sur le dos de Dieu, Bouddha ou même Rahan, tu es juge et partie de ton propre mérite. C’est toi, enfin moi en l’occurrence, qui décide que je ne peux prendre une douche une fois que je me suis coltiné les 3 étages sans ascenseur avec mes 14kg de linge sale et de sable (oui, tout le monde sait que malgré tout le soin que tu apportes à frotter des pieds avec ta serviette en remontant de la plage, tu en as toujours collé à l’arrière de tes tongs, qui se faufilera sournoisement dans ta valise…). J’aurais pu tout à fait décider que remonter une valise sur les 12 suffisait ou, à l’inverse, qu’avant de pouvoir me poser, il faudrait que toutes les affaires soient rangées (ou entassées dans le panier à linge), que la voiture soit lavée et que l’album photos ait été fait (oui, ça aurait fait long). Tout ce que je veux dire, c’est que le système de valeurs et donc de « mérite » est propre à chacun parce que dans la vie courante, tu n’as pas un rendez-vous annuel avec ton supérieur hiérarchique pour te dire que cette année, avec tout le sport que tu as fait ou toutes les critiques que tu as gardées en toi alors même que tu savais qu’elles auraient pu faire rire ton auditoire, tu « mérites » bien cette tartiflette ou cette jolie petite veste en cuir.

Après, ça peut aussi être un booster : tu te dis que tu « mérites mieux ». Encore une fois, c’est totalement personnel et subjectif, mais si ça t’aide à te mettre dans les bonnes dispositions pour aller chercher ce qui te semble à ta hauteur, je peux comprendre l’idée. Apparemment, la « manifestation » est quelque chose que beaucoup pratiquent et qui peut fonctionner.

En tout cas, je sais pas pour vous, mais je pense que d’avoir écrit cette chronique après ces quelques mois d’absence, ça me donne bien le droit à … une autre douche !

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